Nathalie Talec

Diptyque photographique, photographie couleur contrecollée sur aluminium et encadrée, tirage argentique, 120 X 80 cm.
© Adagp, Paris, 2008.

Notice

Aristote, Kepler, Newton ou encore le commandant Charcot dévoilent dans leurs écrits préscientifiques, philosophiques, ethnographiques leur fascination pour les mystères du froid, puissante force agissante, rétive à toute tentative de représentation. Il fournissent à Nathalie Talec un formidable réservoir d’histoires et de récits. Ce qui intéresse principalement l’artiste dans ce froid, c’est sa « valeur héroïque », sa capacité à produire contes et fictions ; c’est ce double pouvoir sur les choses, qui brûle et qui glace dans un même mouvement, son impossible traduction qui impose le leurre, l’illusion, l’artefact pour en saisir l’essence, le Rien qui l’habite.

Dans cet Autoportrait avec détecteur d’aurores boréales, Nathalie Talec prend le masque de l’explorateur, à mi-chemin entre la figure du scientifique et celle du héros, si proche selon elle du personnage de l’artiste. « L’un comme l’autre aborde des territoires inconnus, lance des défis au réel, selon des postures de découverte, de tentative de survie et d’exploration de l’inconnu. » Ne faisant que peu de cas des codes de l’autoportrait (souci de véracité, mise à nu de l’artiste, identification du sujet), elle se représente en explorateur polaire sur fond blanc, vêtue d’un anorak dont la capuche lui mange le visage, elle en singe la posture, la stature déterminée, prête à l’action. Dans cette mise en scène s’infiltre un objet fabriqué, pseudo-scientifique : un détecteur d’aurores boréales. Divers prototypes de cet ordre, à la fonctionnalité douteuse, peuplent les autoportraits photographiques de Nathalie Talec – une lunette d’observation des distances en terre froide, un microphone de tempête, un appareil photographique isotherme, un analyseur des dégagements électriques de la glace1. L’attribut transforme l’autoportrait en allégorie, en portrait symbolique, ici « stratégique ».
Des écrits scientifiques et autres comptes rendus d’explorateurs, nous glissons vers Jules Verne et son capitaine John Hatteras, rescapé du Désert de glace, ou vers Davy Crockett. Cependant, le masque emprunté ici par l’artiste n’est pas celui d’un personnage de fiction, désincarné, mais celui d’un homme, un vrai, le célèbre explorateur et ethnologue Paul-Émile Victor, véritable héros moderne. À l’image du portrait politique, l’œuvre superpose deux figures, celle de l’individu, l’artiste ici reconnaissable sous le masque, et celle de l’homme public, l’homme d’action. Ce « portrait de fantaisie » est un acte de performance qui inscrit Nathalie Talec dans l’héritage d’un Marcel Duchamp ou d’un Michel Journiac, usant du travestissement pour inventer une posture où l’artiste, en personnage, en un autre soi, agirait sur le réel par déplacements. Il le falsifierait pour le réenchanter et l’habiter, pour (se) raconter des histoires tout en revendiquant le « pour de faux ».

Les deux photographies qui composent les Notes groenlandaises racontent à elles seules le voyage de six mois de l’artiste au pôle Nord en 1986. Après les expéditions fictionnelles, les autoportraits et divers projets jamais réalisés réunis sous l’intitulé « Archives du pôle », Nathalie Talec expérimente sur place les spécificités du froid, travaille sous son influence. Mais à l’arrivée, les fictions et projections n’opèrent plus face au froid, réel, concret du Grand Nord. « Le travail sur place était difficile parce que j’étais dans le réel et que le réel m’a glacée. […] Me rendre sur place a annulé tous les effets possibles de l’imaginaire. La seule chose que j’ai pu faire a été de lancer sur la banquise deux parallélépipèdes de paraffine que j’avais apportés dans mon paquetage. Sachant que c’était une sorte d’artefact de la glace et que cette forme géométrique allait rester lorsque la glace fondrait. » Ces blocs aux allures de glaçons perturbent les rapports d’échelle. Ces Notes de voyage brouillent les pistes. La couleur, la fixité, les brumes, les plans, l’évocation des terres boréales ramènent le regardeur à un sentiment tiède et rassurant, enivrant presque, dont l’artiste use pour noyer sa perception.

Nathalie Talec a fréquemment recours à la paraffine pour, entre autres, simuler le recouvrement du froid sur des objets « acclimatés » (dont certains sont mis en situation dans la série des « Portraits stratégiques »), tel un engobe de céramique, une marque de leur unicité et de leur préciosité. Ce simulacre s’apparente ici encore au double et superpose deux représentations, réelle et fictionnelle. L’artefact résistera-t-il à la durée imposée par la nature, à la disparition inévitable et concrète de la matière ? « En mettant le pied pour la première fois sur les terres boréales, le docteur éprouva une émotion véritable ; on ne saurait se figurer les sentiments dont le coeur est assailli, à la vue de ces restes de maisons, de tentes, de huttes, de magasins que la nature conserve si précieusement dans les pays froids » (Jules Verne, Les Aventures du capitaine Hatteras).

S.A