« Avec et sans peinture », Sébastien Magro

"Avec et sans peinture"

Il est d’usage de dire que les « nouvelles » technologies et les pratiques qui y sont associées introduisent un changement de paradigme dans la relation entre visiteurs et institutions culturelles : s’il est vrai que les réseaux sociaux et l’ensemble des dispositifs numériques permettent un niveau d’interaction jamais atteint entre musées et visiteurs, la participation de ces derniers n’est pas apparue avec le bouton « J’aime » de Facebook et elle ne s’y limite pas. Comment associer les publics pour leur offrir une visite enrichissante ? Comment leur permettre de découvrir et de s’approprier la diversité des collections ? Les questions entourant l’engagement des visiteurs ont émergées bien avant les années 2000 et s’inscrivent dans une évolution marquée par des initiatives politiques, des choix stratégiques autant que des avancées technologiques. Sans ambition historique, on se propose d’en retracer les principales étapes et d’en observer les conséquences pour l’institution et les publics.

Des collections privées aux expositions publiques
Si les premières collections assemblées par les princes et les marchands européens au début du XVII°s préfigurent l’apparition des musées, ces galeries restent longtemps réservées aux élites intellectuelles et commerçantes. Tout autre public, qu’on n’appelle pas encore "grand", en est exclu. De riches collectionneurs, peu nombreux, partagent leurs collections composées d’art religieux dans un entre-soi qui verra émerger la notion d’exposition. On ne peut donc pas encore parler de public, mais la participation est là : ceux qui exposent sont les mêmes que ceux qui visitent.

À la fin du XVIII°s et au début du XIX°s, les révolutions politiques et sociales en Amérique du Nord et en Europe sont à l’origine d’une première étape de démocratisation des musées, qui deviennent symboles de la grandeur d’une nation et se doivent d’être au service du peuple. Les artistes et les étudiants bénéficient d’abord de cette ouverture puis, progressivement, la visite devient accessible à tous. Dès les prémices de ce qui deviendra l’institution muséale, trois enjeux relatifs à l’accès aux collections apparaissent. Le premier est d’ordre géographique : le visiteur n’a accès qu’aux musées dans lesquels il se déplace. Le suivant est économique : bien que les collections ne soient plus privées, il reste un droit d’entrée à régler. Aujourd’hui encore, malgré des grilles tarifaires avantageuses, une sortie familiale au musée s’accompagne de dépenses. Dernier enjeux : comment rendre le musée accessible à l’ensemble des visiteurs, issus de cultures et de classes sociales diverses, tout en garantissant la cohérence et la pertinence scientifique du propos ?

D’un objet à un autre, d’un visiteur à un autre
Au début des années 1970, l’idée d’un patrimoine lié à une communauté et à un territoire émerge : c’est l’apparition de l’écomusée, qui associe les habitants de la région à tous les niveaux de décision et de production. Les premiers naissent dans les parcs naturels (Ouessant, Marquèze), puis leurs thématiques se diversifient : certains sont consacrés à la technique (le chemin de fer à Mulhouse), d’autres aux cultures urbaines (Fresnes). Ils se multiplient et, dans les années 1990, on recense plus de 250 écomusées et musées de société en France. Parallèlement, au début des années 1980, le Mouvement international pour une nouvelle muséologie (MINOM) fait son apparition. Se plaçant dans le prolongement de l’écomusée, ses partisans soutiennent le rôle social voire environnemental du musée et aspirent au développement de la pluridisciplinarité. Ils souhaitent inventer de nouvelles manières d’entrer en interaction avec les publics, en s’inspirant notamment de ce qui est fait dans les musées de science : une médiation ludique, qui associe le visiteur à la manipulation de machines lui permettant de comprendre les concepts exposés (Palais de la Découverte, 1937).

Ces deux modèles rompent avec les codes du musée d’art classique : ils ne s’intéressent plus seulement aux beaux-arts, mais aussi aux arts populaires, et misent sur l’interdisciplinarité plutôt que sur la spécialisation. Les publics, associés à la création des expositions, deviennent acteurs - certains vont jusqu’à dire auteurs – du musée. Avec ce changement progressif d’objet apparaissent des impératifs pédagogiques : comment susciter la curiosité des visiteurs ? Comment articuler et présenter un discours pour que la visite soit instructive ?

Vers la pédagogie Dans les années 1980, les ordinateurs arrivent dans les institutions publiques. Dans la continuité des manips, les bornes interactives font ainsi leur apparition. Elles permettent aux publics d’explorer les documents relatifs aux collections (Musée d’Orsay, 1986) ou d’apprendre de manière ludique (Cité des Sciences, 1986). Parallèlement, la numérisation des bases de données des collections permet aux conservateurs de structurer davantage l’information. D’abord accessibles aux agents du musée avec la création de réseaux internes, ces bases deviennent consultables de l’extérieur avec l’arrivée d’internet. En permettant la consultation des notices d’œuvres, ces dispositifs - sites internet (Louvre, 1995) et CD-Rom (Versailles, 1996) - mettent à la disposition des visiteurs des connaissances qui, jusque là, étaient réservées aux personnels des musées.

Un bouton "Publier"…
Apparus au début des années 2000, les sites qui constituent le "web 2.0" permettent aux utilisateurs de produire facilement leurs propres contenus (textes, photos, sons, vidéos) et de les publier rapidement sur le web, pour les partager avec leur communauté. Spontanément, beaucoup de visiteurs se photographient devant les œuvres à l’aide de leur smartphone, et partagent ces photos avec leurs proches. Certains racontent leur visite en direct à l’aide de Twitter et d’autres, sur leur blog une fois rentrés chez eux. Ces pratiques, qui dépassent le simple témoignage, participent à l’appropriation des collections par les publics (Gunthert, Stiegler). En investissant les plateformes plébiscitées par les visiteurs, les institutions culturelles continuent d’explorer de nouvelles manières d’interagir avec leurs publics.
Une nouvelle fonction se crée : le community management - ou administration de communauté en ligne -, qui est une interface entre le musée et ses visiteurs. Porteur de la voix de l’institution auprès des publics, le community manager se fait l’écho de la programmation du musée, en s’adaptant parfois aux codes propres à internet. Mais son rôle est également de transmettre la parole des publics au sein de l’institution, complétant alors le travail effectué par les autres personnels en contact direct avec les visiteurs. Dépassant la transmission d’un discours entourant les objets, il fait également émerger une nouvelle forme de médiation socio-technique mettant en relation à la fois les visiteurs et les objets, les visiteurs et le personnel du musée, les visiteurs entre eux.

… et un champ de recherche
Si les musées ne peuvent exposer l’intégralité de leurs collections en permanence, ils peuvent offrir l’accès aux savoirs qui les entourent. Le site internet du musée du quai Branly propose, depuis l’ouverture en 2006, l’intégralité des bases de données de ses collections : plus de 300 000 notices pour les objets, auxquelles s’ajoutent les ressources de l’iconothèque, de la médiathèque, des archives et de la documentation. Plus récemment, plusieurs grands musées européens (Centre Pompidou, Rijksmuseum) ont choisi de mettre les bases de données au cœur des refontes de leurs sites. L’investigabilité - la possibilité d’effectuer des recherches - s’est rendue indispensable pour les visiteurs.

Progressivement, les sites de musées passent de sites vitrines, valorisant la programmation et les informations pratiques, à des sites de contenu, mettant en avant la richesse de collections et les informations qui y sont liées. De nouvelles problématiques apparaissent, tant techniques et éditoriales que stratégiques : comment offrir aux visiteurs la meilleure expérience utilisateur ? Ergonomie et design d’interface, efficacité de l’indexation posent de nouvelles questions - dont la réponse est parfois du côté des visiteurs, comme le montrent les exemples d’indexation collaborative. S’ils ne remplacent pas la visite physique du musée - dont l’expérience s’enrichit de l’architecture du bâtiment, de la scénographie et surtout de la confrontation physique avec les œuvres – ces modules d’exploration, sur les sites des musées ou externalisés (Google Art Project) permettent "d’amener les collections" aux visiteurs en ligne.

Quelle participation pour demain ?
À travers son site internet, sa présence sur les réseaux sociaux et, éventuellement, ses applications mobiles, le musée contemporain prolonge le projet de l’écomusée, que ses fondateurs décrivaient comme "éclaté", parce que pluridisciplinaire et délocalisé. En permettant la circulation gratuite et dématérialisée des informations entourant les collections, le numérique abolit les distances et permet de répondre, au moins en partie, aux contraintes géographiques et économiques évoquées plus haut. Le bâtiment-musée s’autonomise, tandis que ses avatars en ligne prolongent et complètent l’offre de médiation et d’information. Alors qu’ils offrent l’opportunité de construire un véritable musée hors les murs, les outils numériques révèlent plus que jamais l’hétérogénéité des publics. Qu’est-ce que réunit les visiteurs qui prennent plaisir à partager, en ligne, des photos de leur visite et ceux qui partagent leur mécontentement face à une visite qui leur est imposée ? Experts ou novices, curieux ou blasés, investis ou indifférents : le défi demeure pour le musée de réussir à échanger avec tous ses publics.
Heureusement, il n’a jamais eu autant de moyens à sa disposition pour y parvenir.

Sébastien Magro

Ressources autour du participatif au musée

Ouvrages (supports papier et numérique)

—  Collectif, "La muséologie selon Georges-Henri Rivière", Dunod 1989, notamment le dossier écomusée, pp. 140-165 et l’article "La participation de la population", pp. 312-324.

—  CLOUGH Wayne G. "Best of Both Worlds. Museums, Libraries, and Archives in a Digital Age" : http://www.si.edu/bestofbothworlds, pp. 31-34.

—  CHAUMIER Serge, « Écomusées : entre culture populaire et culture savante », In Mémoires partagées, mémoire vivante, Revue POUR, n°181, 2004, p 65-70.

—  CORDIER Jean-Pierre, DESSAJAN Séverine, EIDELMAN Jacqueline, « Une culture scientifique et technique au service de la co-construction des savoirs », In La Lettre de l’OCIM, n°126, 2009, p 28-35.

—  DELWICHE Aaron, JACOBS HENDERSON Jennifer (ss dir.), « The Participatory Cultures Handbook », http://www.routledge.com/books/details/9780415882231/

—  DESVALLÉES André (ss dir.), « Vagues : une anthologie de la nouvelle muséologie », vol. 1, 1992.

—  GEOGRAPHIE ET CULTURE, « Musées, écomusées et territoires », L’Harmattan, 1995.

—  GROGNET Fabien, « Les galeries participatives de la Cité nationale de l’Histoire de l’Immigration », in La Lettre de l’OCIM, n°120, 2008, p 28-32.

—  LE MAREC Joëlle, « Muséologie participative, évaluation, prise en compte des publics : la parole introuvable », in EIDELMAN Jacqueline, ROUSTAN Mélanie, GOLDSTEIN Bernadette, La place des publics : de l’usage des études et recherches par les musées, 2008, p 251- 267.

—  MAIRESSE François, « La belle histoire, aux origines de la nouvelle muséologie », in Publics & Musées, n°17-18, 2000, p 35-56.

—  NICOLAS Alain, « Nouvelles muséologies », MNES, 1982.

—  The New Media Consortium, « NMC Horizon Report > 2013 Museum Edition » : http://www.nmc.org/publications/2013-horizon-report-museum (publication prévue le 20 novembre 2012, chapitre à venir sur le crowdsourcing).

—  The New Media Consortium, « NMC Horizon Report > 2012 Museum Edition » : http://www.nmc.org/publications/2012-horizon-report-museum et notamment « Open Content », pp. 23-26.

—  RIVERA María Isabel Orellana , « Muséologie participative et éducation », in La Lettre de l’OCIM, n° 112, 2007, mis en ligne le 15 février 2011.

—  SIMON, Nina, « The Participatory Museum » : http://www.participatorymuseum.org/ (en)

Articles de blog et de presse

—  BEN SASSI Meriam, « Pistes de lecture pour l’avenir des musées », septembre 2010 : http://www.museonet2.com/?p=949

—  COUILLARD Noémie, « À la recherche de la muséologie participative : jalons historiques, enjeux et tension », janvier 2012 : http://www.quelquepartenthese.eu/spip.php?article42

—  DAHLEM Maud, « Au Muséum de Toulouse : expérience collaboratives avec le public à partir des réseaux sociaux », in « Musées et collections publiques de France », n°267, 2013.

—  MAGRO Sébastien et PESQUER Omer, « Le web participatif pour la culture », octobre 2011 : http://dasm.wordpress.com/2011/10/12/le-web-participatif-pour-la-culture/

—  MAGRO Sébastien, « Le musée participatif », octobre/novembre 2011 : « Le musée participatif (1/3) : état des lieux » : http://dasm.wordpress.com/2011/10/17/le-musee-participatif-13-etat-des-lieux/, « Le musée participatif (2/3) : quelques initiatives » : http://dasm.wordpress.com/2011/10/24/le-musee-participatif-quelques-initiativesexistantes/, « Le musée participatif (3/3) : synthèse et bibliographie » : http://dasm.wordpress.com/2011/11/01/le-musee-participatif-synthese-etbibliographie/

—  RIDGE Mia, « Tips for digital participation, engagement and crowdsourcing in museums », août 2013 : http://www.londonmuseumsgroup.org/2013/08/15/digital-participationengagement-and-crowdsourcing-in-museums/

—  ZIAMOU Lilia, « Open Source Collaboration in Museum Exhibit Design », août 2013 : http://www.huffingtonpost.com/lilia-ziamou/opensource-collaboration-_b_3746354.html.

Blogs

—  SIMON Nina, Museum 2.0 : http://museumtwo.blogspot.fr

Autres plateformes

—  « Participatif », un scoop-it par Omer Pesquer : http://www.scoop.it/t/participatif/

—  « Projets participatifs », un tableau collaboratif par le MACVAL sur Pinterest : http://www.pinterest.com/macvalcolloque/projets-participatifs/

Quelques exemples de dispositifs participatifs
Indexation collaborative

—  « Open Collection, Play », par le Brooklyn Museum : http://www.brooklynmuseum.org/opencollection/play/

—  « PhotosNormandie », co-éditeurs : Patrick Peccatte & Michel Le Querrec : http://www.flickr.com/people/photosnormandie/

—  « Partagez vos photos souvenirs de Versailles », Château de Versailles : http://www.chateauversailles.fr/partagez-vos-photos-souvenirs-de-versailles

Dispositifs participatifs créés par les visiteurs/communautés

—  « Ne pas », un tableau collaboratif sur Pinterest à propose des interdictions dans les musées : http://www.pinterest.com/omrpsqr/nepas-musees-limites/

Association du visiteur : co-curation, co-création

—  « Click », Brooklyn Museum, 2008 : http://www.brooklynmuseum.org/exhibitions/click/

—  « Objectif Pyrénées : sur les traces d’Eugène Trutat (1840-1910) », Muséum d’histoire naturelle de Toulouse, 2011 : http://www.flickr.com/photos/museumdetoulouse/galleries/72157627765877531/

—  « L’eau é-moi », Muséum d’histoire naturelle de Toulouse, 2012 : http://leauemoi.tumblr.com/

—  « GO », Brooklyn Museum, 2013 : http://www.brooklynmuseum.org/exhibitions/go/

Note : ces ressources se basent notamment sur les travaux de Mériam Ben Sassi, Noémie Couillard, Maud Dahlem, Omer Pesquer.